Addiction et santé mentale : le pouvoir aux usagers

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La psychiatrie évolue, son vocabulaire en atteste. Le patient est désormais considéré comme un « usager » des services de santé mentale. Un brin consumériste, cette reconnaissance de l’usager est une petite victoire pour des associations militantes qui, les premières, ont utilisé ce terme. L’addiction est encore le parent pauvre de cette reconnaissance. L’AFDER avec ses 500 membres et son réseau Européen est trop rarement consulté.

Aussi lorsque la ministre de la Santé, Marisol Touraine, crée le Conseil national de la santé mentale et envoie au sociologue Alain Ehrenberg, son président, sa lettre de mission, elle désigne sous le nom « d’usagers » les personnes vivant avec des troubles psychiques. Et leur réserve une place dans cette nouvelle instance se revendiquant de la démocratie participative.

Le rapport que la société entretient avec la souffrance psychique a changé. En même temps que les patients de la psychiatrie ont été institutionnalisés comme des « usagers », on a assisté à leur « empowerment ». Ce mot difficile à traduire de l’anglais comprend à la fois l’autonomisation, le pouvoir d’agir et l’émancipation. Il désigne la capacité pour les personnes vivant avec un trouble psychique (dépression, trouble bipolaire, troubles du comportement alimentaire, schizophrénie…) de sortir d’un état de « passivité-captivité » qui caractérise leur statut de longue date, depuis le milieu du XVIIe siècle.

Refuser l’enfermement, la contention

L’enjeu est de taille : il s’agit pour les patients de valoriser leurs compétences et de faire valoir leurs droits alors même que l’institution psychiatrique s’est constituée autour d’un « pouvoir-savoir » qui les néglige. Sortir du silence, refuser l’enfermement, la contention et la camisole chimique ainsi que dénoncer les attitudes discriminantes et stigmatisantes, voilà les promesses portées par ce mouvement d’empowerment.

Il est en cours de réalisation. Depuis quelques années, des usagers prennent la parole dans le paysage institutionnel et médiatique. Initialement portées par les associations d’usagers, ces prises de parole se sont amplifiées et émancipées grâce au développement d’Internet et des réseaux sociaux. Ces derniers ont permis la multiplication des témoignages et récits de vie qui proviennent souvent d’usagers « survivants » de la psychiatrie, pour reprendre un mot très utilisé en Amérique du Nord.

La parole se développe aussi, toujours sur Internet, dans le cadre de « communautés de patients » constituées d’individus réunis autour d’une même cause relative à une maladie le plus souvent chronique. Adossées à des associations de patients, parfois relayées par des sites web à but lucratif, ces communautés partagent les mêmes missions : information sur les maladies et leurs traitements, échanges d’expériences, entraide et témoignages. La propagation des opinions qu’elles défendent sur Internet leur permet petit à petit de trouver une place singulière dans les débats. Le début de la reconnaissance du savoir des malades est bien là.

La production d’une parole critique

L’usager produit désormais lui-même du discours, ce qui amène le pouvoir politique à prendre en compte son point de vue. Par exemple, c’est la mobilisation des associations d’usagers, et particulièrement du Cercle de réflexion et de proposition sur la psychiatrie (CRPA), qui, par la production d’une parole critique et le recours au moyen juridique de la question prioritaire de constitutionnalité, a entraîné la révision de la loi de 1991 sur les hospitalisations psychiatriques.

Il émerge en France un mouvement qui compte bien faire valoir la parole des usagers en santé mentale : la Mad Pride. Ce défilé de rue à caractère festif et revendicatif tiendra sa 4e édition le 10 juin à Paris. Il est loin de faire consensus parmi les usagers. Mais il permet à ceux qui y participent aux côtés de leurs proches et de militants associatifs d’affirmer leur droit d’aller et venir, et de recouvrer la liberté d’expression.

La réhabilitation de la folie

Alors qu’ils étaient jadis enfermés dans les asiles et qu’ils ne sont toujours pas aujourd’hui suffisamment intégrés au sein de la société, les usagers des services de psychiatrie tiennent dans la rue mais aussi dans les médias des discours ayant trait à la réhabilitation de la folie et à la dénonciation du « pouvoir-savoir » psychiatrique.

La multiplication des discours des usagers intéresse notamment le Psycom, organisme public d’information, de formation et de lutte contre la stigmatisation en santé mentale, qui assure une veille sur ce sujet. Ainsi, le Psycom relaye depuis 2013 à travers sa newsletter des témoignages d’usagers et de leurs proches diffusés sur Internet. Plus de 500 ont été recensés en trois ans. Par ailleurs, une centaine d’ouvrages relevant là aussi du témoignage sont listés dans sa médiathèque en ligne. Le recueil de la parole émergente des usagers tel qu’opéré par le Psycom atteste de l’importance du phénomène.

Une question de pouvoir

L’empowerment a vocation à modifier les relations de pouvoir au sein desquelles évoluent les personnes vivant avec un trouble psychique. Il se manifeste à l’échelle de l’individu, mais aussi de manière collective. Cette dernière dimension est essentielle dans la mesure où elle positionne la question de la souffrance psychique sur le plan politique et social.

L’usager, placé sous le regard de l’opinion, s’attache à modifier les représentations négatives dont il est l’objet. Il fait également face à l’État en dénonçant les injustices subies et en revendiquant l’inclusion sociale qui repose sur le principe de l’adaptation de la société aux personnes en difficulté psychique. Un tel empowerment, alliant l’individuel et le collectif, peut être qualifié de « radical » car il poursuit l’objectif d’une émancipation sociale et politique d’une population marginalisée et exclue.

Entre optimisme et scepticisme

L’empowerment concerne tous les patients, y compris ceux affectés par des maladies physiques. Bien que né d’initiatives de terrain, il voit son développement encouragé dans différents pays par les politiques publiques de santé. Ainsi l’Organisation mondiale de la santé (OMS) soutient l’empowerment depuis 1978 en l’associant à la promotion de la santé de manière générale. L’implication de certaines autorités sanitaires satisfait les défenseurs de la démarche… mais alimente aussi les critiques.

Des voix s’élèvent, considérant que l’empowerment s’est institutionnalisé, le vidant de son objectif premier d’émancipation. Les rangs des chercheurs et des militants associatifs comptent aussi des sceptiques pour lesquels l’empowerment ne serait qu’une tentative cachée de soumettre les malades à des valeurs néolibérales d’autonomisation et de responsabilisation.

Quoi qu’il en soit, la situation de la France illustre parfaitement ce passage du terrain à l’institutionnel. L’empowerment des patients s’y concrétise dans les années 1990, sous l’impulsion notamment de personnes atteintes du VIH-sida. Leur pouvoir d’agir devient statutaire avec la loi de 2002 relative aux droits des malades. Il est ensuite renforcé par la loi de 2005 reconnaissant le handicap psychique et créant les Groupes d’entraide mutuelle (GEM), où les usagers se retrouvent entre eux. Enfin, en 2010, la loi Hôpital, patient, santé, territoires (HPST) donne un cadre législatif à l’éducation thérapeutique des patients, en promouvant l’élaboration de programmes si possible développés en coopération avec eux.

Des usagers cantonnés à une posture de patient

Même si l’empowerment reçoit le soutien des pouvoirs publics, il demeure très difficile, pour un grand nombre d’usagers des services de santé mentale, de s’engager dans une telle démarche. Le frein principal tient au cantonnement à une posture de « patient » qui charrie avec elle le discrédit de sa parole et de ses opinions personnelles par les professionnels de santé, selon l’ouvrage (non traduit) des sociologues britanniques Anne Rogers et David Pilgrim. La relation soignant-soigné demeure essentiellement descendante, loin d’une démarche partenariale ou de la reconnaissance du savoir expérientiel (c’est à dire issu de l’expérience du patient), ce qui prive l’usager de ses capacités.

Selon ces mêmes auteurs, trois figures d’usager réussissent cependant à acquérir un certain pouvoir d’agir. Premièrement, « l’usager-consommateur » des services de santé mentale. Il connaît un début d’empowerment lorsque son choix et sa satisfaction deviennent une priorité pour le système de soins. Deuxièmement, « l’usager-survivant ». Ce dernier développe un discours et une action critiques à l’égard du « pouvoir-savoir » psychiatrique, ce qui valide l’effectivité de son empowerment.

Enfin, « l’usager-provider ». Il exerce son pouvoir d’agir lorsqu’il devient leader dans l’analyse du système de soins ou sa transformation. En Grande-Bretagne, la posture de cet « usager-provider » s’applique aux usagers qui intègrent des équipes de recherche pour produire des recherches académiques. En France, elle est une posture si récente qu’elle en est difficilement traduisible… Cette figure est cependant incarnée par le médiateur de santé pair, ou pair aidant. Ex-patient aujourd’hui rétabli, ayant suivi une formation, le médiateur de santé pair œuvre au sein même de l’institution psychiatrique pour des relations apaisées entre soignants et soignés.

Au moment où l’empowerment se réalise dans le champ de la santé mentale, il est difficile de prévoir la manière dont l’opinion publique va se positionner et l’attitude que va adopter le corps médical. Le jaillissement du « dire » et de « l’agir » de l’usager peut en effet mettre fin à certains mécanismes ancestraux du « pouvoir-savoir » psychiatrique. Face à ce mouvement d’émancipation, les rapports vont nécessairement se reconfigurer. De quelle manière ? La question est aujourd’hui pleinement ouverte.


L’article paru dans la revue Santé mentale en novembre 2016, « L’empowerment : un défi politico-médiatique », de Virginia Gratien et Aude Caria, propose une analyse plus pointue sur le même sujet.