Banlieues : les oubliés de l’héroïne

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 Le premier à tomber fut Nasser, en 1984. Ses proches ont commencé à le voir revenir les yeux rouges, transpirant. Il était tombé dans la « blanche », l’héroïne. C’était aux lendemains de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, dont on fête le trentième anniversaire. Nasser était allé la rejoindre à Paris avec ses potes de la cité des Bosquets, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Nordine a suivi, deux ans plus tard. Ils sont morts, l’un en 1989, malade, à l’hôpital, le second en 1993, d’une overdose. Des années après, le président d’AClefeu, Mohamed Mechmache, en garde une rage intacte, lui qui a retrouvé son cousin, une seringue encore plantée dans le bras. Comme nombre de jeunes de sa génération, il est persuadé que « les pouvoirs publics n’ont rien fait »face au fléau de l’héroïne, puis à celui du sida, qui a frappé les cités.

A l’image de Nasser et Nordine, ils sont des milliers à avoir succombé sans bruit. Mais aucune statistique, aucun rapport des autorités de santé n’a jamais rien dit de cette hécatombe. Peu de chercheurs se sont intéressés à ce cocktail explosif – drogue, sida, banlieue, immigration. Les choses sont peut-être en train de changer. Deux sociologues spécialistes des toxicomanies, Anne Coppel et Michel Kokoreff, viennent d’obtenir le financement d’une « Histoire de l’héroïne » par l’Agence nationale de la recherche. Pour parvenir à établir enfin une photographie de ce qu’ils appellent la « catastrophe invisible », qu’ils tentent depuis des années de comprendre.

En ces premières années de septennat de François Mitterrand, la drogue circule massivement dans les milieux bourgeois, mais aussi chez les jeunes banlieusards qui viennent en virée en ville. Les cités-dortoirs des périphéries urbaines sont minées par le chômage et la misère, mais il y a encore de l’espoir. Les jeunes des cités font irruption sur la scène publique avec la « Marche des beurs » pour revendiquer une place dans la société française. Et ils ont envie de faire la fête comme les autres.

Alors, le samedi soir, on se sape, on fait la tournée des copains dans la DS 21 Pallas du plus riche, celui qui travaille à l’usine, ou dans la 504 empruntée au père, et on se rend au Kiss-club ou au Poney, à « Paname », ou bien au Métropolis, à Rungis, les rares boîtes de nuit qui acceptent les fils d’immigrés. Là-bas, on goûte à tout. Nasser et Nordine sont « comme des fous » ces soirs-là, se souvient Mohamed Mechmache. « Avec leurs copains, ils se font beaux gosses et, à 22 heures, partent dans un défilé de voitures qui klaxonnent dans les allées de la cité des Bosquets à Clichy-sous-Bois. »

« SUR LE TERRAIN DE FOOT, ON RAMASSAIT LES SERINGUES AVANT DE JOUER » 

Transportée d’Amsterdam, écoulée depuis Paris, l’héroïne se propage progressivement dans les HLM des banlieues. Elle fait vite un malheur dans ces cités où les jeunes déscolarisés ou sans emploi traînent leur ennui. Drogue de l’oubli, la « blanche » est une substance qui anesthésie le corps, vous fait flotter dans une bulle, loin du monde. Mais on devient accro en trois jours. « Au début, ils se cachaient pour se piquer. Mais après, on en voyait partout, dans les escaliers, les halls, le local à vélos, au séchoir sur le toit. Sur le terrain de foot, on ramassait les seringues avant de jouer », se souvient M. Mechmache. « Ils », pour ne pas nommer les drogués, les « toxs », pestiférés qu’on craint et qu’on fuit.

Les tableaux de cette misère se répètent alors un peu partout : les ados en manque qui vendent la télé des parents pour acheter leur dose, les mères qui envoient leurs fils au bled pour les « sortir de la drogue », la déchéance physique que les parents ne comprennent pas, la prison pour beaucoup, où on plonge encore plus dans la dépendance, la maladie qu’on découvre à l’occasion d’un accident… Les scènes se répètent à La Courneuve, au Blanc-Mesnil, à Stains, à Saint-Denis, dans toutes les cités-dortoirs de la région parisienne, comme celles de Marseille et de Lyon. « Dans le 93, la pratique par intraveineuse est alors massive et la contamination se fait en réseau », se souvient Nelly Boulanger, ancienne directrice de l’association Arcade. « Tout le monde se passait la seringue comme on se passe le joint. Le “das” , on croyait que c’était une maladie d’homos, personne ne nous disait sa gravité, les dangers qu’on courait », raconte Ahmed Kerrar, éducateur sportif à La Courneuve, qui a vu partir une quinzaine de ses amis. « Les mamans ne sortaient jamais sans leurs bijoux et ne quittaient pas leur sac de peur que leurs fils ne les piquent pour les revendre et s’acheter une dose », décrit Yamina Benchenni, qui animait une association de mères confrontées à la drogue à la cité des Flamants, à Marseille.

LES FAMILLES SE TAISENT

Mais les familles se taisent, trop honteuses. Les premiers à se rendre compte du phénomène sont quelques médecins généralistes. Didier Ménard, praticien aux Francs-Moisins (Saint-Denis), s’en souvient encore avec effroi. « On voit arriver les premiers toxicos contaminés par le sida dès 1985-1986. Comme on est très peu à les accepter, ils arrivent de toute la région. On fait comme on peut, en tâtonnant, avec des traitements de substitution non autorisés », raconte le médecin.

Les structures d’accueil en milieu hospitalier ne parient alors que sur le sevrage et le suivi psychiatrique. La distribution de seringues comme des médicaments à base d’opiacés ou de morphine sont prohibés, et les praticiens contrevenants sont poursuivis par l’ordre des médecins. Quelques cabinets médicaux se regroupent en réseau, mais à la marge d’un système de santé sourd à leurs alertes.

« Pour la santé publique comme chez nos confrères, le toxicomane est un pestiféré, d’autant plus exclu des soins qu’il vient de banlieue. Et, nous, on est pointés comme des dealers en blouse blanche », se souvient François Brun, qui tient un cabinet dans la cité de la Busserine, à Marseille. « Les DASS sont bien prévenues, mais cela ne change rien », souligne Nelly Boulanger. Pour beaucoup, ces malades sont ignorés par racisme social. « A l’époque, il y a un déni collectif. Nous sommes quelques-uns à essayer de tirer la sonnette d’alarme, mais comme on parle toxicomanie et sida, on est accusés de faire le jeu du FN », insiste Anne Coppel. Sans politique de réduction des risques – les programmes d’échanges de seringues ne sont autorisés qu’en 1991 et les produits de substitution qu’en 1994 –, le sida continue à faucher massivement. « On a perdu cinq ans. Ce fut une hécatombe », accuse le docteur Ménard.

HÉCATOMBE IGNORÉE

Hécatombe. Le mot revient dans tous les propos de ceux qui ont suivi ces années noires. Combien de toxicomanes sont morts du sida dans les cités ? Sans comptabilisation officielle, le phénomène est ignoré durant plusieurs années. On ne peut le mesurer qu’avec les chiffres épars recueillis par des médecins isolés ou les rares associations de prévention dans les quartiers. « Jusqu’en 2000, c’est la première cause de mortalité dans mon cabinet des Francs-Moisins », témoigne M. Mesnard. Michel Kokoreff, professeur de sociologie à Paris-VIII, relate des témoignages recueillis dans les Hauts-de-Seine, à Asnières, Bagneux, Gennevilliers ou Nanterre : « Dans certaines cités, il n’y a alors pas une famille qui n’ait été touchée par la mort, soit par overdose, soit par le sida, soit par suicide. Tous ces morts ont liés à la drogue. »

A Orly (Val-de-Marne), une étude réalisée à la demande de la ville dénombre 210 usagers d’héroïne en 1986 ; la moitié sont décédés dix ans plus tard. L’hôpital Delafontaine, le grand établissement du nord de Paris, recense, lui, dix décès en 1988. Trois ans plus tard, il en compte 300… « On a connu cinq années d’horreur pendant lesquelles 80 % de nos patients sont morts », se souvient le docteur Denis Mechali, alors praticien hospitalier.

Mais il n’y a rien dans les rapports des autorités sanitaires. « Les premières enquêtes ethnologiques de la Direction générale de la santé ont mis en évidence l’importance du partage de seringue dans la propagation de la maladie mais, pour ces populations reléguées, on n’a pas fait grand-chose », admet Marie Jauffret-Roustide, chercheuse à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), après être passée par l’Institut national de veille sanitaire (InVS). A ses yeux, l’absence de relais dans les médias et auprès des politiques – à la différence des associations telles Aides et Act Up pour les homosexuels – a beaucoup joué en défaveur des jeunes de banlieue. Reda Sadki, qui a longtemps animé le Comité des familles, partage ce constat amer : « Il faut attendre 2001 pour voir les premières affiches de campagne de prévention du sida mettant en scène un Noir ou un Arabe. »

Farida Ben Mohamed est une rescapée. Probablement parce qu’elle n’a touché à l’héroïne que cinq ans plus tard que Nasser : séropositive, elle a bénéficié de la trithérapie. Cette fille d’ouvrier marocain raconte que sa vie a basculé un soir d’octobre 1980, lorsque son frère a été tué par un policier lors d’un contrôle d’identité. Alcool, shit, héroïne, errance dans sa cité des Flamants, dans les quartiers nord de Marseille, vols à l’étalage, recel de drogue, incarcération aux Baumettes… Tout y passe.

C’est en 1993 qu’elle apprend sa séropositivité, lors d’un passage à l’hôpital pour une banale entorse. Depuis six ans, elle est déclarée invalide. « J’ai vu partir tous ceux de ma génération, note-t-elle. S’il n’y avait pas eu mes parents qui faisaient les bars pour me ramener, je ne serais plus là. » Aujourd’hui, les programmes de prévention sont généralisés, mais la drogue est devenue un chantier industriel dans certaines cités. « Il ne faut pas laisser les jeunes sombrer comme on a fait avec nous. » Un grand corps amaigri, des yeux qui mangent un visage creusé, des pommettes saillantes : son corps parle pour elle auprès des jeunes de la cité des Flamants.